Édition – Octobre-novembre 2012
Mon ami masseur Ricardo m’appelle du Pub Rosemont. -« Je suis avec Maude et Cécile, viens nous rejoindre, on a un petit souper-causerie improvisé avec un producteur télé qui prépare un projet sur le massage ». Le prétexte n’est pas très original, mais ça fait longtemps que je n’ai pas pris un verre avec mes amis. – J’arrive! Nathalie chérie, je dois sortir pour une grande cause. – C’est grave? – Oui, il y a déjà trois masseurs sur place. – Bon, alors j’y vais moi aussi.
Finalement nous nous retrouvons quatre masseurs et trois masseuses à bavarder de choses et d’autres. Et puis, ah oui c’est vrai, il y a cette productrice de télévision avec un projet important qui veut révolutionner la télé-réalité avec la thématique du massage. – Écoutez-moi bien les nouveaux, nous dit-elle, que je résume la discussion que nous avions avant votre arrivée. J’ai contacté différentes associations pour avoir leur point de vue sur votre industrie et tous m’ont souligné l’importance de répondre à des standards élevés de qualité professionnelle. J’espère que vos propositions seront plus ingénieuses?
Ce qui provoqua l’hilarité générale! -Ça commence mal, s’exclame Maude, je crois que ce qui nous rapproche tous ici, c’est que nous ne considérons pas le massage comme une industrie et que toutes associations professionnelles ne donneront toujours qu’un point de vue politique. Une industrie exploite des ressources, alors que nous, nous les prodiguons, si on peut dire cela ainsi.
– Qu’entendez-vous par politique? – Les associations défendent des droits et des intérêts communs des travailleurs et ne peuvent se porter garantes des compétences distinctes qui conviennent à un client spécifique. Le bon sens, le tact, la qualité d’écoute ne peuvent être garantis par un syndicat.
– Dois-je comprendre qu’il faut que j’oublie les associations? Alors, le contexte pourrait être un milieu d’enseignement, ma fille sort justement d’une école de massage. Ne serait-ce pas fascinant de voir des spécialistes conseiller des débutants comme dans les émissions de cuisine où les grands chefs conseillent les aspirants?
Encore une fois, nous nous sommes tous regardés, décontenancés. Nathalie n’a pu s’empêcher de lever le ton. – La cuisine à la télé est une affaire commerciale, pas une affaire de goût. Si certains font preuve de créativité et d’habilité dans le traitement de leurs aliments, l’ensemble des participants cherche à appliquer des règles établies et à répondre à des goûts déterminés où la nourriture est fatalement trop salée, trop poivrée, trop épicée, dans le but de plaire au juge. Et question santé, vous vous reprendrez! Il n’y a rien de pire qu’un menu de dégustation gastronomique pour bousiller un foie.
Ne perd pas ton temps Nathalie, dit Cécile, la télévision elle, est une industrie. Ce qu’elle recherche c’est le spectacle, le décor, les confrontations fabriquées. À la limite, on pourrait considérer cette opportunité, en laissant la parole aux clients pour connaître leur opinion et s’instruire aussi des observations des masseurs. Je suis convaincu que le public serait étonné des connaissances des masseurs sur la corrélation entre les courbatures et les fonctions organiques et… -Je vous arrête tout de suite, de dire la productrice, je n’ai pas du tout l’intention de faire du documentaire. Ce qui intéresse le public ce sont de beaux corps et des endroits paradisiaques.
Nous ne semblons pas être sur la même longueur d’onde, de dire Ricardo. Je pense que ce serait une excellente idée pour ceux qui cherchent à entrer dans notre profession de voir les points positifs comme le bien-être que nous apportons, ou, les points négatifs comme les centres de massage jet-set qui escroquent leur clientèle avec des produits futiles et des massages ruineux et qui pourtant paient des salaires insignifiants à leurs employés. D’ailleurs, les spas sont les moins représentatifs de notre milieu, de dire Maude, il faudrait axer vos choix sur des individus et non des lieux.
La productrice lève les yeux pour supplier le ciel. – N’avez rien de plus glamour ou de plus sexy, comme le massage et les traitements de beauté? Là-dessus, c’est Julien qui a sursauté. – Le massage met en évidence les faiblesses du corps pour que sa conscience s’en occupe, contrairement aux traitements de beauté qui maquillent vos prétendues imperfections et vous étouffent sous un colmatage à la mode.
À son tour, la productrice exaspérée se tourne vers Cécile. – Il y a sûrement des anecdotes qui pourraient me donner des idées pour tendre des guet- apens. – Madame, vous ne vous adressez pas aux bonnes personnes si vous voulez vous moquer du milieu. Les bons masseurs ne cherchent pas à faire du tapage. Ils n’ont rien à prouver, ni à revendiquer. -Alors pourquoi y a-t-il tant d’associations? Vous n’êtes que sept autour de la table et vous faites partie de trois associations différentes. Où sont les meilleures? Cécile reprend la parole: Avez-vous déjà vu une télé-réalité sur les pompiers? -La productrice fait de grands yeux, se demandant bien où elle veut en venir. – Bien sûr que cela c’est fait, et plus d’une fois, mais je ne vois pas le rapport. -Le rapport est que, nos services répondent à des besoins. Il ne s’agit pas de les inventer, ces besoins, avec de la publicité puérile. Vous imaginez une caserne de pompiers qui afficherait “Nous éteignons mieux les incendies que les autres, laissez-nous vous le prouver! Une autre chose à tenir compte; sans compétence dans ce métier, vous ne faites pas long feu. Et la compétence n’appartient pas qu’à une seule caserne. Si un groupe se targue d’être agréé, amélioré ou paramédicalisé (!), il ne fait que modifier l’emballage. Une main n’est pas un quartier de viande portant un label (qualité grade un), elle appartient à un être humain qui a acquis des connaissances, les communiquent en touchant, et souvent en y mettant son âme.
Et toi Pierre, qui as déjà fait de la télé, qu’est-ce que tu proposerais? – Je dis souvent à mes étudiants qu’ils ont des perceptions différentes et qu’en l’occurrence ils ne seront jamais en compétition. Chaque personne méritera sa clientèle d’après les affinités réciproques. C’est une affaire de chimie. D’autres facteurs que les techniques acquises ont une grande importance: l’aménité, la cohérence, une sincère bienveillance plutôt qu’une politesse obligée. Ce serait donc, une démarche intéressante si trente masseurs massaient dix personnes chacune qui ont déjà reçu des massages dans le passé. Cela fait trois cents personnes qui donneraient une note sur dix. Je vous garantis que vingt pour cent vont se distinguer, c’est-à-dire six masseurs ou masseuses.
– Oui bon, mon cher Pierre, jusque-là vous n’avez fait qu’une sélection. Et puis après? – C’est là que l’aventure commence. Six personnes ayant autour de la trentaine (trois hommes, trois femmes) n’ayant jamais reçu de massage, vont se faire masser une fois par jour par les différents masseurs. Ils pourront donc, après une première semaine, effectuer une sélection d’après leur intuition. C’est l’échange des opinions qui constituerait la matière la plus sensible. Même si les receveurs sont novices, leurs commentaires porteraient sans tarder sur leurs découvertes, leurs appréciations de ce qui se passe dans leur corps. Toute la richesse des échanges réside dans la qualité du contact humain et ce que cela éveille en nous. Pour autant, revenons au but de la démarche, l’intention étant d’effectuer une sélection. Deux masseurs seraient choisis. Et c’est là que les discussions des receveurs mettraient en évidence toutes les subtilités de l’évolution d’un massage à l’autre. C’est là aussi qu’on se rendrait compte de la personnalité de chacun et de l’importance de la confiance instinctive. Le public pourrait entrer dans la ronde des observations, en ayant été témoin des séquences significatives, des moments de grâce. Ce serait une autre perspective, un autre son de cloche. Vous seriez étonnés de découvrir, de part et d’autre, des gens sensibles, éloquents et spirituels. Alors, à la dernière étape, les deux masseurs sélectionneraient leur client préféré respectif. Ceux-ci en viendraient à la même conclusion puisqu’un subtil engagement se serait tissé à la confiance développée.
La productrice exprime une mine déçue- Je ne suis pas très avancé avec ce type d’élimination. Qui gagne parmi ces quatre finalistes?
– C’est là où vous vous distingueriez le plus! De toute la série jusqu’au dénouement il n’y aurait aucun perdant.
Auteur :
Pierre Buron
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