Édition – Février 2011
Jeannine ne voulait plus combattre. Elle était venue, il y a trois ans, en quête de soulagement. L´ablation du sein gauche n´était qu´un épisode dans sa croisade de traitements et essais pour éliminer le mal énigmatique. Cette opération consistait en l’exérèse d’une tumeur invasive, d´une partie de la chaîne ganglionnaire située dans l´aisselle et d’un curage axillaire. Ce qui porta atteinte aux systèmes lymphatique et immunitaire, provoquant des douleurs au bras. On lui avait dit que l´aide d´un masseur permettrait de retrouver progressivement toute sa mobilité.
Heureusement que je te connaissais déjà, me dit Jeannine. J’aurais considéré tout autre praticien prétendant me traiter comme de l’acharnement thérapeutique. Toi, ta main me fait du bien. Tu m’as patiemment massé malgré les mutilations, malgré les cicatrices, malgré l’accablement. Et depuis, chaque saison a apporté son malheur. Douleurs abdominales, asthme, arthrite, rechute, re-mastectomie et puis dans la même déveine, des masses au foie. Depuis quelque temps, je te laisse des touffes de cheveux un peu partout en souvenir. Mais je trouve que cela traîne et j’aimerais en finir au plus vite. Pierre, je m’excuse de te demander cela : M’aiderais-tu à mourir?
C’est vrai que la prolifération anarchique des cellules se perpétue comme pour dire à ces rivaux : le temps que vous cherchez à gagner, ne sera que souffrance. En tous les cas, Jeannine l’interprète de cette façon. Bien qu’elle prétende se donner un avant-goût du ciel, venant tous les jeudis, elle écume de rage, avant de monter sur ma table pour lâcher prise. Les lèvres tremblantes et le visage allongé, elle se vide le coeur : “Salope de maladie, saleté de système. De garde-malades que j’étais, je suis devenu malade. De mercenaire de l’industrie de la santé qui se tiraille les carcasses, je suis devenu charogne.” – J’avais beau chercher à la ramener à elle, dans sa capacité à transformer en courage, l’énergie subsistante, elle retournait dans son marécage de récriminations. -“Malgré notre techno-médecine, nos machines, nos médicaments ruineux, nous sommes pitoyables. Comme des veuves noires, nous nous nourrissons de nos mal- portants et moribonds. L’industrie de la maladie requiert sa matière première. Et bien, moi j’ai donné pendant plusieurs années. Maintenant j’abandonne.”
Et puis Jeannine a fait une longue expiration. Elle m’a dit : “Bon, je suis prêt pour mon massage”. Comme elle est faible, je lui ai indiqué comment mettre la couverture sur ces épaules d’abord et s’étendre ensuite tout bonnement sur la table, pour éviter toute acrobatie inutile pour se glisser sous les draps. Dès que j’ai déposé mes mains sur ses épaules, elle s’est réconciliée avec sa mémoire au fil des complaintes de son corps désabusé. Ce corps a tout juste assez d’énergie pour espérer un ailleurs, puisqu’il est exclu de ce monde. Elle avait dû rompre avec son milieu de travail. Son entourage avait pris ses distances face à ses propos acides. Il ne restait que la famille abasourdie, impuissante. Manifestement, le lien social était rompu. Elle n’était pas assez pauvre pour recourir aux services bénévoles, pas assez vieille pour faire appel aux nécessités, apparemment pas assez handicapée pour être épaulée, et ne voulant plus subir de traitements, cela faisait d’elle une malade rebelle.
Mes mains disaient, je vais t’aider à vivre, t’accompagner, jusqu’à cette autre vie où tu seras en paix avec toi même. Et Jeannine pensait: Je n’aurai pas consenti au trafic des marchands de maladie, pourquoi souscrirais-je aux marchands de la mort. Je dors tellement mieux après mon massage, me murmure-t-elle. Et puis, mon corps est moins sensible et je respire mieux, il y a de la lumière, comme si j’étais au bout du monde.
Elle s’est laissée flotter, noblement, sur les vagues extrêmes de la vie.
Auteur :
Pierre Buron
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