Édition – Juillet/août 2008
Noémie vient tout juste de commencer son nouveau travail à la bibliothèque. Elle saisit l´occasion pour quitter la maison familiale et s´installer avec sa nouvelle amie Béatrice. Elles ont comme affinités l´obsession du corps. Elles ne parlent jamais de nourriture. Elles bavardent de constipation, d´insomnie et de vertiges. Noémie a un système digestif capricieux et ne mange rien qui la contrarie. Elle dépense une énergie folle à supporter son tourment. Béatrice a permis à Noémie de découvrir un apaisement souverain, en lui confiant que, depuis quelque temps, elle se fait masser.
Nancy, elle, était venue me voir parce que son médecin, tout en lui suggérant le massage comme moyen d´identifier et de conscientiser la détente, avait fait allusion à ma chronique intitulée « La libellule qui pète ». Nancy travaille comme modèle et me confie à l´époque : « C´est très facile de perdre l´appétit quand le travail, le transport, les défilés et tout le bastringue vous tiennent en haleine. J´ai beau avoir de la nourriture dans mon sac, je bouffe une pomme et des raisins secs et c´est la poubelle qui gobe le reste. On dirait que moins je mange, plus le regard des autres me dévore. Les miroirs et les portes vitrées sont comme des vautours qui s´alimentent du reflet de mon image. Malgré tout, mon corps est lourd à porter. Le purger, le sustenter, l´entretenir est au-dessus de mes forces. » Ainsi, les premières séances de massage ont servi à éviter les rétractions musculaires et tendineuses liées à la cachexie, étant donné l´indice de masse corporelle faible de Nancy
Béatrice a un rapport exceptionnel avec le culte du corps mince. Elle fait, de manière performante, de la danse et de la gymnastique. Elle reconnaît que son choix alimentaire est restrictif et hypocalorique. Elle ne se nourrit pas, elle picosse du fromage, suce un quartier d´orange et le seul repas chaud comprend toujours quatre fèves vertes et un morceau de poulet, moins que le minimum vital. Elle a l´impression de bien gérer sa vie. Pourtant, sur le plan personnel tout est morose. Les premiers massages établissent l´harmonie de son système nerveux. Le massage des pieds au genièvre parvient laborieusement à effacer ses peurs. Le pétrissage de l´arrière-cuisse réconforte et polarise l´énergie basse qui monte comme un geyser le long du méridien du rein. Elle se reconnaît, repère après repère, instigatrice de sa fragilité et de son vide intérieur.
GIROUETTE – CACAHUÈTE
Noémie trouve le massage apaisant et limpide. Pas de paroles sucrées de psy, pas de désossage analytique, pas de tartine morale sur les repas qu´elle remplace par des cacahuètes et des jus de fruits. Elle se donne la peine de me dire : « Je suis enthousiaste quand je perds un kilo, mais c´est le kilo suivant qui me tracasse. Et c’est ainsi que l’engrenage infernal s’installe. Je m´oblige à descendre une station de métro avant et à fuir les escaliers roulants et les ascenseurs. Je lutte contre l´aiguille de mon pèse-personne. Je vérifie souvent les contours de mes bras et de mes cuisses. »
Noémie ne connaît pas son biorythme, l´accès principal au bien-être. Elle ignore les limites de son corps. Elle est bibliothécaire et le don de soi se retrouve en premier plan. Embrouillée par la mutation du rôle de la femme, elle tient tout de même à nourrir les autres et se mettre à leur service. Elle y retire une grande valorisation qu’elle ne retrouve pas sur les plans émotif et sensoriel. Le massage contribuera à laisser émaner ces désirs personnels, à répondre à ces sensations palpables et non cérébrales, à combler ses appétits.
Nancy a une brillante personnalité. Ces yeux sont brillants comme son intelligence. Elle veut un enfant, mais elle n´a pas ses règles. Ou plutôt, la seule règle qu´elle possède c´est une règle à calcul. Rendement, rentabilité, contrat, transport, argent, maison, affection, bébé… oups! La machine à bébés est en panne, comme la machine à digérer, comme la machine à respirer. Pourtant, Nancy se répète toujours : « Je passe au travers de ma journée. Je ne vois pas où est le problème. Mon désir extrême d’élimination me pousse à la consommation de laxatifs. Avec mes jeûnes, mon corps tient le coup et reste pur. Je ne comprends pas pourquoi il est stérile. »
L´aménorrhée est souvent la conséquence de ce qui précède l´amaigrissement. Les sens virent de tous bords tous côtés pour trouver approvisionnement. Le corps ainsi déstabilisé devient aussi une girouette affective. Les massages successifs permettent à Nancy de s´arrimer à ses sensations plutôt qu´à son entêtement, finissant par admettre qu´elle souffre d’arthrose, d´insomnie avec cauchemars, de vertiges et de crampes. Les massages lui permettent également d´améliorer son fonctionnement hormonal en stimulant le système lymphatique. La production des lymphocytes augmente et la défense et la reconstruction des tissus s’améliorent. Chaque étape permet d´évacuer le stress, d´arriver à un point de détente que le corps apprécie et se souvient. Si bien que, cette détente devient progressivement l´expression spontanée de son désir de confort, un réflexe, et non une chose cérébrale commandée. Les perceptions sensorielles de Nancy ont ainsi raison de ses perceptions mentales.
Corps qui HURLE n´entend rien
Dans une soif intense de vivre, Béatrice cherche le juste milieu entre l’ascèse et la débauche, entre l’égocentrisme et l´abnégation. Elle croit compenser ces déficiences par de la camelote de laboratoire, des potions santé, tiens donc! Ce qui provoque des désordres biochimiques et enzymatiques, augmentant ainsi ses tensions nerveuses. Ses gestes nerveux peuvent paraître un comportement dynamique, mais en réalité, il s´agit d´une incapacité à emmagasiner toute forme d´énergie. Elle cherche à leurrer le tout par une tenue étudiée et colorée, donnant l´illusion du panache à son corps. Cela ne tient jamais la route, de se comporter avec la crainte de décevoir les autres. C´est s´imposer, à coups d´hyper conscience, de tout maîtriser. Maîtriser la membrane qui contient ses organes, maîtriser son environnement, maîtriser ce que les autres ne réussissent pas à maîtriser. Béatrice a de la difficulté à affirmer ses vrais besoins et à établir ses limites. « Je dois avouer que je ne me rendais pas compte de mon état, j’estimais que j’étais un peu plus maniaque que les autres. Mais je n’avais pas conscience que ma vie n’était que mille et un rites journaliers tels que faire impérativement plusieurs heures de sport par jour; me peser; sélectionner des aliments en rejetant furieusement tout ce que je jugeais trop riche; examen, nettoyage et pesage scrupuleux de tout ce que j’ingérais pour éliminer tout surplus douteux; faire le calcul systématique des calories pour ne pas dépasser mon quota fixé. J´observais les consignes, mais mon corps n´entendait plus rien! Et puis, tout à coup, allongée sur la table, la confusion corporelle n´existe plus. J´apprivoise progressivement de nouvelles sensations, celles qui entraînent des émotions, des sentiments. Est- ce possible? Des évènements corporels sensoriels et affectifs qui ne mettent pas en scène l´ingestion. Est-ce possible? Des mains qui s´occupent de moi sans aversion, sans insolence? »
Tout cela est possible si vous consentez à laisser votre corps se manifester. Noémie peut- elle entendre, accueillir et explorer ce que tout un monde peut procurer à son corps? Elle vient se faire masser sur l´heure du souper. « J´ai l´impression de me venger des scènes navrantes de règlement de compte que ma mère nous faisait à la table : La vie c´est sérieux les enfants, il faut trimer dur pour bien manger, videz votre assiette, la planète meurt de fin. Arrêtez de vous écouter, et patati pilé et patata frite. – Nous pouvions parler de tout, mais, de façon implicite, ne pas s´écouter. On mangeait notre solitude et notre désespoir, ensemble. Me faire vomir n´était qu´une procédure, mais le faire en silence me déchirait les entrailles. Je croyais qu´il fallait brûler son énergie, brûler sa graisse, pour atteindre la tranquillité ».
Noémie si savante, presque illettrée dans le domaine affectif, permet à son intuition de s´épanouir. Hier, son corps décharné incarnait le peu de place qu´elle s´accordait dans ce monde. Aujourd´hui, nous en sommes rituellement au corps sensible, comme dans SENS. Elle a cédé aux appétits du corps sans pour autant craindre l´embonpoint. Mais de cette conscience organique, il faut passer au bonheur spirituel, accueillir l´affection, accueillir l´amour. Je veux bien lui donner mon coup de main, mais vous qui êtes habituées à recevoir des massages, pouvez-vous lui dire qu´on peut rendre son corps habitable, rassasier ses sens et passer à la table avec plaisir?
Auteur :
Pierre Buron
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