Édition – Décembre 2012
Le nouveau centre Relax-Mass est prêt pour la période des fêtes. Les cours de yoga, taïchi et de stretching ont débuté il y a deux semaines dans le tohu-bohu des derniers travaux. Ce soir, une livraison inhabituelle va compléter l’emménagement. Le troisième étage est fin prêt pour recevoir les tables de massage.
À la réception, Mélissa arrose les plantes géantes que son frère Maroun lui a offertes pour créer une ambiance exotique. Elle tâte le terreau pour s’assurer de l’humidité requise pour l’eucalyptus gunnii dont le feuillage est exceptionnellement bleu et satiné. Ensuite, elle casse les quelques fleurs fanées du cactus de Noël, prenant soin de mettre ses gants puisque les feuilles collent et tachent. Quant à l’hibiscus, il reçoit une simple vaporisation. L’hiver, ces fleurs vaniteuses n’ont besoin de rien d’autre pour se déployer. C’est que Mélissa a hérité du pouce vert de sa mère, comme Maroun qui est devenu biologiste-botaniste. D’ailleurs, tous les membres de la famille Montesano tripatouillent dans la botanique. Son frère Edouardo, lui, fait le commerce des plantes rares; celles que son frère a créé, et que sa soeur bichonne en ce moment.
Michel ouvre la porte et la bloque pour permettre le transport de la cargaison.
– Ne laissez pas la porte ouverte pendant que vous montez à l’étage, s’exclame Mélissa dans tous ses états. C’est dommageable pour les plantes.
La croyant réceptionniste, Michel prend la personne à la légère, en relançant d’un coup de tête son patron Georges qui le suit avec une table refermée comme une grosse valise. Mélissa n’est pas réceptionniste, pas plus que Georges est livreur d’ailleurs. Les tables, qu’il fabrique avec passion, repartent normalement avec leur acheteur, puisqu’elles sont justement portatives. Georges reconnaît bien la patronne du nouveau centre. On en avait parlé au magasin, de la capricieuse cliente qui avait acheté tous ces accessoires de couleur mauve et des outils de massage que seuls les novices se procurent.
Enfin, puisqu’il faut fermer la porte, autant en profiter, pour goûter l’atmosphère… Relax-Mass! Georges et Michel ont plutôt l’impression d’entrer dans un salon funéraire. Un mélange de senteurs insulte leurs narines et une musique soporifique alourdit l’ambiance. D’après les tableaux accrochés au mur, on comprend que la propriétaire a un goût incertain en matière de détente. Un cadre, made in China, représente une chute d’eau animée avec effet sonore. Un autre représente une blondinette maigrichonne, les épaules tendues et le sourire crispé, dans la posture solennelle de la méditation. Sur une autre image illustrée de silhouettes acrobatiques, on peut lire Power Yoga à la manière des affiches de propagande.
Est-ce le courant d’air qui a fait tomber quelques feuilles d’une plante qui semble le croisement d’un ficus benjamina et du chardon? Mélissa porte un regard accusateur sur les deux hommes qui montent l’escalier, puis s’adresse sur un ton autoritaire à Michel. – Je vous prierais de porter la caisse d’accessoires au fond de la salle de yoga au deuxième étage et sans faire de bruit. Le cours semble tarder à finir.
Il est 21h22. Après avoir déposé sa troisième charge, Georges se demande bien ce que Michel fabrique dans la salle de yoga. En descendant, il arrête donc au deuxième étage et entrouvre la porte de la salle. Un spectacle stupéfiant se présente à lui. Au fond de la pièce, un majestueux sapin scintille. Il n’a pourtant aucune décoration. Ce sont les pointes des aiguilles qui brillent à la manière de la fibre optique. Douze personnes sont allongées au sol. Une petite brume flotte dans la pièce et une odeur fétide entraîne Georges à refermer la porte aussitôt. Après une grande respiration, il s’empresse de la repousser pour repérer son compagnon. À peine entrouverte, la porte est retenue par Michel râlant à demi- conscient. Mélissa arrive à son tour, affolée. C’est bien ce qu’elle craignait. Le sapin a encore manifesté des signes étranges. Hier, il avait fallu aérer avec les ventilateurs puisque les fenêtres ne s’ouvrent pas. Comme deux personnes furent incommodées, l’instructeur de yoga avait contacté le Bureau d’Alerte Écotoxique. On avait considéré le cas “code bleu” devenu habituel dans la ville depuis quelques jours. Un numéro de téléphone permettait de rapporter toutes plantes responsables d’agression. La touche raccourcie P* permettait d’alerter le BAÉ si la cause nécessitait un code rouge, c’est-à-dire un cas d’évanouissement. L’instructeur avait eu le temps de le signaler avant de tomber dans les vapes comme toutes ses élèves, à 21h19.
Maroun Montesano avait déjà été témoin d’une légère émanation de la plante lors de ses expériences, mais croyait la recrudescence du phénomène, impossible. Dans son laboratoire, il avait réussi à croiser le sapin blanc et l’algue dinophyta. La bioluminescence de l’algue s’explique par la réaction d’une protéine et d’un enzyme qui émet un photon de lumière bleutée. Une exposition constante à la lumière pendant l’automne, permet au sapin hybride d’obtenir un maximum de cônes en décembre. La résine qu’ils contiennent produit de l’acide abiétique qui amplifie la luminescence. C’est un allergène léger pour les muqueuses, mais le parfum de la résine nous détourne de cette contrariété.
Lorsqu’à 21h31, l’escouade arrive sur les lieux, Georges a sorti les douze personnes dans le corridor. Deux sont en convulsion, six inconscientes et les quatre autres sont tirés de leur torpeur par la grande agitation de Mélissa qui poursuit sa crise de nerfs. Ce que Maroun ne savait pas, c’est que sa soeur avait appris toute jeune à mettre un peu trop de peroxyde d’hydrogène dans son eau d’arrosage pour les plantes, pour contrôler les moisissures et le mildiou. Or, l’oxydation de la luciférine contenue dans l’algue et l’essence de térébenthine, qui compose la résine des cônes de sapin, provoque un gaz toxique pour le système respiratoire.
Il est 21h40 et les ambulanciers arrivent. Le chef d’escouade du BAÉ constate une fois de plus que le sapin provient du clan Montesano. À ce moment, le responsable des transmissions reçoit une autre alerte code rouge rapportée par la police. Cela se passe sur la rue voisine, chez le dentiste. Une femme de ménage a fait une syncope dans la salle d’attente ou trône un radieux sapin.
L’horloge de la salle d’urgence indique 22h. Georges et Michel attendent pour passer l’examen obligatoire avant d’avoir leur congé. La salle est bondée, douze patients sont dans un état critique. Le département de sécurité biotechnologique a déployé tous ces effectifs. On croyait en avoir fini en interdisant ces sapins dans les centres commerciaux et les places publiques.
Il est minuit. Georges sort enfin de l’hôpital avec Michel soulagé de respirer à pleins poumons. Un convoi d’ambulances arrive avec de nouveaux cas provenant d’un grand hôtel. Nos deux comparses abasourdis retournent à leur camion. Les essuie-glace balaient une neige visqueuse sur le pare-brise et déforment les ombres. Dans ce tourbillon lumineux, un bruit étrange plane sur la ville. Tout à coup au tournant de la grande rue, un rutilant camion forestier agrippe, avec sa pince géante, des sapins empilés sur le trottoir. L’opérateur de la grue, revêtu d’une combinaison et d’un bonnet rouge, s’en donne à coeur joie. Il opère avec rudesse les manettes de l’engin avec ses mitaines blanches. Un feu d’artifice bleu jaillit du camion, chaque fois qu’il engouffre un chargement dans le broyeur. On entend à peine son rire diabolique étouffé par sa longue barbe blanche.
Auteur :
Pierre Buron
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