Édition – Juin 2012
Lorsque Isabella, ma cliente d’origine vénézuélienne, prend rendez-vous pour une massage, je trouve qu’elle a raison de nommer « massage » au féminin. Il n’y a rien de plus yin qu’une massage. D’ailleurs, massage est du genre féminin en espagnol, en allemand, en portugais et en plusieurs autres langues. Et puis désigner massage au féminin, se situe bien dans le prolongement d’une main, une vibration, une énergie revitalisante.
Nous sommes portés, à travers l’expérience que nous vivons, de nommer une chose selon l’identité sexuelle que nous lui attribuons et le sexe se réfère davantage aux caractéristiques biologiques. Dans notre culture, la langue vivante formule d’abord cette chose en lui donnant un sens; un sens féminin ou masculin et souvent contraire à l’orthographe grammaticale. Neurone et ulcère sont masculins, comme le mot appendice, alors que cuticule et omoplate sont des noms féminins. L’ouïe est un mot féminin comme l’odeur, mais l’odorat ne l’est pas! Dites-vous un orteil ou une orteil? On ne sait trop à quels genres se vouer, diront certains; à en faire de l’urticaire (féminin ou masculin) diront les autres. La confusion des genres détourne-t-elle l’esprit? Le malaise se situe moins dans la grammaire française, déjà rongée par les vers latins, que sur les étagères de l’académie où les mots ne sont que des paroles écrites.
La langue a évolué avec la pensée et la réflexion, mais elle a toujours eu de la difficulté à exprimer la quintessence de l’anatomie fonctionnelle. On dirait que, plus une langue est enrichie, plus elle tatillonne. On émaille les verbes, on adjective, ou superlative, mais les noms restent les même, comme si l’évolution du langage parlé s’éloignait de la sensibilité vivante. Ce n’était pas le cas des civilisations où l’apprentissage était principalement oral. Pour les Tibétains, le langage et l’esprit n’existent qu’à travers le corps. Une langue millénaire comme l’iroquois est très précise quand il s’agit des sens. Les mots sont différents quand on parle de « toucher la peau » ou toucher la peau d´un vêtement, toucher avec un outil ou un objet, même le sens du goût passe d´abord par la texture et sa délicatesse s´appliquant à la bouche, la lèvre, la langue, la gorge, etc.
Je ne veux pas jouer ici au lexicologue, mais démontrer que si le témoignage oral est brimé par des considérations syntaxiques, le mot devient un piège qui nous détourne souvent de l’objet de notre communication.
Moi toucher Toi
On apprend une langue pour communiquer sa pensée, et paradoxalement, plus nous voulons être précis, plus le nombre de paroles augmente. Par conséquent, la marge d’interprétation s’élargit. Les mots prennent une signification différente selon le bagage culturel respectif de son utilisatrice et de son interlocutrice. J’emploie encore le féminin, car c’est la femme qui exprime plus facilement ce qu’elle éprouve.
Isabella n’est pas particulièrement émotive, mais elle prend le temps d’exprimer ses émotions. Elle avouera une respiration oppressée, un contrariant vertige, un spasme nerveux. Si, généralement, les femmes laissent apparaître ouvertement leur anxiété; les hommes se montrent impassibles même s’ils sont accablés. L’homme ne veut pas se plaindre, mais préfère parler de ses intérêts. Au mieux, il indiquera un bobo à son genou gauche ou son coude droit. Pourtant, dans l’intention de recevoir un massage individualisé, il est utile d’exprimer sa fatigue, sa douleur, son inquiétude. Cependant, bien que les mots permettent d’évoquer et de partager ses sentiments, ils se substituent aux actes et en travestissent souvent la vérité. Un malaise intermittent peut être annoncé comme des crampes permanentes, ou une indigestion chronique comme une nausée passagère. Dans la verbalisation des émotions, la précision est rare et les dérapages sont fréquents.
Heureusement, le corps est plus spontané dans son expression. Le visage démontre les émotions du moment (lire Massage à visage découvert). Lorsqu’une de ces émotions surgit, elle suit les voies motrices, sensorielles, végétatives prédéterminées par la physiologie. L’être humain en proie à la colère adopte une expression faciale caractéristique, l’échine raide et la pupille fixe, comme l’animal prêt à mordre. Les défaillances organiques se traduiront par un front plissé, une paupière frétillante, un nez en sueur. Nous pouvons tous distinguer ces signaux universels qui accusent notre joie, notre tristesse, notre dégoût, etc. Nous avons hérité de ces connaissances. Nos parents et nos proches nous ont attribué, selon notre sexe, des caractères émotionnels différents. Ils influent puissamment sur la façon dont nous ressentirons et surtout exprimerons ultérieurement nos émotions.
La société tend à se remodeler, en apparence, mais demeure fondamentalement une société de consommation. La femme se veut libérée et séduisante, en prenant soin de son corps et de la manière de le vêtir. L’homme explore sa virilité et cherche les moyens pour la satisfaire. Quitte à se comporter de façon contradictoire, l’intellect nous incite à conformer notre attitude. À la suite d’un échec personnel ou d’un blâme porté contre nous, nous savons dissimuler nos émotions et asservir notre corps. Il n’est pas rare que ce soit après une longue hésitation, accablé de préoccupations, qu’on décide de se faire masser. C’est d’ailleurs dans ce type d’effort, de masquer ces sentiments, que se produisent, à long terme, les tensions les plus redoutables. La domination n’est plus une affaire masculine et recevoir n’est plus une affaire de féminité. Dans ce trafic de caractères, mâle ou femelle, le stress demeure « équitable ».
Bien involontairement, Isabella dissimulera certaines émotions par le verbe ou par un air emprunté. Sous la main du masseur, son corps avouera ses tangibles symptômes et la source de ses congestions. Je constaterai l’apathie ou la résistance. Le rythme cardiaque sera élevé s’il y a peur, colère ou euphorie. Le pouls sera faible s’il y a abattement, tristesse ou réconfort. Quoi qu’il en soit, elle prendra contact avec ses sens. Les yeux fermés, elle suppliera silencieusement son ange gardien de déployer ses ailes sur elle. Ange exterminateur de tensions ou ange de douceur, elle ne se pose pas de questions sur leur sexe.
Auteur :
Pierre Buron
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