Édition – Avril 2012
Maude avait un look branché. Elle était branchée à tout, la mode, la musique, le web et le maximum d’événements tapageurs. Comme toutes les hyperbranchées, elle était débranchée d´elle-même. Les sensations fortes avaient enfoui sa sensibilité. Est-ce pour cela qu’elle n’avait pas senti les signaux avant-coureurs? Elle éprouvait un certain malaise à la tête et quelques fois des étourdissements l’empêchaient de se concentrer. Au bureau, on lui reprochait de plus en plus ses étourderies, jusqu’au jour où l’effacement d’un fichier eut des conséquences déplorables.
L’entreprise, où elle était technicienne en multimédia, avait exigé qu’elle passe un bilan de santé. Le diagnostic avait révélé, je résume la chose ainsi, une maladie rare au cerveau. Je vous dispense de mes nombreuses tentatives, de faire la synthèse de son profil médical, elles ont donné des pages de jargon technique aussi nébuleux que la maladie. Quoi qu’il en soit, le pronostic sévère annonça une détérioration progressive potentielle du système nerveux.
Aujourd’hui, la famille commence à trouver la situation difficile pour ne pas dire qu’elle ressent une désespérante impuissance. Maude devient de plus en plus dépendante physiquement et ses proches doivent impérativement la soutenir pour lui permettre une qualité de vie convenable. Paradoxalement, son compagnon et ses copines ont disparu, ayant des engagements plus… branchés. Une équipe de recherche de l’Université de Sherbrooke s’occupe du traitement et de la surveillance médicale. Comme pour certains patients souffrant d’Alzheimer, Maude traîne toujours son téléphone programmé qui lui rappelle ces rendez-vous, la prise de ses médicaments et les tâches quotidiennes les plus élémentaires. Alice, la mère de Maude assure ses déplacements.
Alice vient se faire masser depuis quelques années par mon épouse Nathalie. C’est un boute-en- train qui pourrait passer pour la grande soeur de Maude. Ayant remarqué sur notre site massage Heza.com le “forfait couple” qui permet à deux personnes de se faire masser en même temps, elle a pris rendez-vous pour elle et sa fille. Elle souhaitait que cette démarche éveille ces sens en lui remémorant, peut-être, sa dernière expérience en massage lors d’un voyage au Brésil, bien qu’il s’agissait sûrement de massage branché, avec des pierres ou un enrobage de boue miracle. Pour autant, si un massage rigolo peut donner la sensation d’être ailleurs, on peut bien penser qu’un massage énergétique éveillant la faculté d’introspection pourrait être susceptible de nous faire voyager à travers l’univers.
Prenez la voie lactée et tournez à gauche
À la première visite, Alice doit aider sa fille à s’installer sur la table. Maude est blême, les cheveux en broussaille et les yeux hagards. Ses gestes sont lents. Elle glisse son doigt sous l’élastique de sa couche et tire dessus, signifiant vouloir l’enlever. La prochaine fois, réplique sa mère, le “voyage” doit être confortable. Après une longue réflexion, Maude articule: ça va être un beau voyage.
Qui sait combien de temps va durer cette situation? En attendant, il faut vivre le quotidien le plus sereinement possible. Alice est persuadée que le massage permettra à sa fille de rétablir certaines connexions. – Cela me fait penser à mes nombreux voyages quand j’étais plus jeune, dit- elle. J’ai été souvent immobile sur un siège d’avion ou sur une banquette de train. J’occupais ma tête immobilisée pendant que mon corps se résignait au déplacement sur les longs trajets. Est-ce comme cela dans l’esprit de Maude? Y a-t-il des aspirations?
Il faut commencer par remettre de l’ordre dans ce chaos. Est-ce possible? Par où puis-je amorcer ce patient processus? On connaît les vertus thérapeutiques du massage parce qu’elles visent systématiquement la mémoire du corps, et c’est lui qui aide le cerveau. Le corps de Maude ne semble pas avoir de motivation. La double polarité réceptive-expressive est inhibée. Sa tête va au ralenti et son corps est stagnant. Malgré tout, les stimuli, même les plus faibles, suscitent une réponse. La main qui réchauffe évoque non seulement une émotion, mais construit ou reconstruit l’expérience et cherche à réhabiliter le corps. Une sensation engendre une pulsion et la mémoire biologique est créative, elle tient à un processus de hiérarchisation continuelle vers l’essentiel bien-être.
Maude est allongée sur le dos et mes mains mobilisent son épaule gauche. La pression est ferme et mes doigts décongestionnent la région claviculaire par des tapotages subtils. Le côté gauche est à ce point tendu, que le corps est courbé comme une banane vers ce côté. S’agirait-il du rein? Cela expliquerait ces agissements lents comme une personne extrêmement fatiguée. Ces doigts remuent constamment, c’est donc dire que le système nerveux est concerné. Soudain, elle prononce mon nom et celui de l’école où j’allais au Japon! Étrange! Que se passe-t-il? Son regard vigilant m’indique que sa tête cherche à participer. Elle vient de lire un certificat accroché au mur. Cela signifie-t-il qu’elle me fait connaître ce que ces yeux captent au passage, ce qu’elle identifie. J’interprète, en considérant plusieurs autres facteurs, que son corps est content d’être là et qu’aucune préoccupation n’encombre sa tête. Le contact apaisant diminue sa pression et sa respiration profonde réclame une énergie fraîche. Et puis, après quelques battements de paupières, ces yeux ferment. Les bras croisés sur sa poitrine, on la croirait installée dans une navette spatiale, prête à s´extraire de son isolement.
Toucher l’inconnu
Elle ne ressent aucune douleur, mais est-ce de l’insensibilité? Il y a pourtant, bien des congestions. S’agit-il du coeur ou de l´âme, que ce serait les mêmes mécanismes qui expliqueraient l´impasse. Aucun trouble ne se manifeste sans la complicité d´un organe ; les troubles respiratoires et les angoisses ou les douleurs articulaires et l’insuffisance hépatique. C’est le paradoxe de l’oeuf et la poule. Quel est l’agent provocateur? Une défaillance physique, une perturbation du système nerveux autonome, l’insensibilisation progressive… Je sais reconnaître les tensions ici, le manque de tonus là. Je sais quand la personne éprouve une bonne sensation ou un état particulier, même inexprimable. Mais je ne connais pas toutes les dimensions que je parviens à toucher simultanément.
Je l’aide à descendre de la table et à se rhabiller. Elle me dit qu’elle aime la couleur de son chandail, et qu’elle a la vessie pleine. Je lui indique la salle de toilette. Elle y passe de longues minutes à examiner les boutons de la laveuse et de la sécheuse. Elle inspecte chaque interrupteur sur le mur et comme j’entends les cliquetis, je lui demande si elle a besoin d’aide. Elle trouve ma question étrange. Alice est en train de donner ses dernières impressions sur le massage donné par mon épouse et réserver un prochain rendez-vous, pendant que je m’assois avec Maude pour qu’elle puisse se concentrer à attacher ses chaussures dans un délai raisonnable.
Sa mère me dira plus tard que Maude a passé le balai partout dans la maison. Elle ne l’avait jamais vu faire ça, de plus, avec autant de minutie. Passer le balai, concernait-il déjà une manière de s’organiser, d’établir? D’aussi loin qu’elle revînt!
Avant de quitter mon studio de massage, Maude se retourne comme si elle avait oublié quelque chose d’important. Elle prend une grande respiration et me dit: “Merci Pierre”, avec un petit signe de la main et un regard perçant. Il me semble avoir compris: je dois retourner sur la Terre, mais je souhaite revenir au plus vite, me brancher sur votre table, pour un voyage intersidéral.
Auteur :
Pierre Buron
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