Édition – Décembre 2011
Je le connais depuis toujours, mais c’est la première fois qu’il vient me voir en chair et en os. Saisi d’étonnement, je veux lui parler, mais je cherche ma voix. D’un geste affable, je le dirige vers ma salle de massage. Il est fin près pour la séance, puisqu’il n’a qu’à dénouer l’étoffe qui lui sert de vêtement. Je désigne de mes mains ouvertes l’appuie-tête pour qu’il s’installe. Il m’indique à son tour son crâne.
– Aidez moi à enlever cette couronne, la tête me pique.
– Je vous en prie, lui dis-je enfin, en toussant. À propos, pour répondre à vos besoins les plus urgents, pouvez-vous m’indiquer les autres parties du corps où il y a inconfort?
– J’ai tellement mal aux bras et j’ai les mains et les pieds endoloris. J’ai une côte sensible et j’ai souvent froid.
Pendant ce temps-là au presbytère, tout juste au coin de la rue, le curé de la paroisse s´entretient avec le nouveau bedeau.
– Alors, si j’ai bien compris, vous me dites que le christ est disparu de la croix?
-C’est ce que je viens de dire, monsieur le curé. La croix est vide et les clous ont été replacés dans les trous. La porte de la balustrade est ouverte et la plupart des lampions, du même côté, sont éteints, comme s’il y avait eu un grand coup de vent.
Le bedeau sort son téléphone intelligent et lui montre la photo qu’il vient de prendre. Le curé jette un coup d’oeil distrait, et détourne le regard vers le plafond, comme s’il implorait le ciel. Il trouve le nouveau bedeau un peu bizarre avec son portable qu’il consulte à tout moment pour la gestion de l’entretien de l’église.
– Voyons donc, bedeau! La croix de la sacristie est également grandeur nature et n’a pas de christ.
– Regardez bien monsieur le curé, il s’agit de la croix de la nef!
Le curé feignant, cette fois, de s’attarder à la photo, tente de flairer l’haleine du bedeau. Aurait- il un penchant pour le vin de messe? Il est vrai que le bedeau semble nerveux depuis quelque temps. Est-il dépassé par ses récentes fonctions, les préparatifs de Noël, la réfection des vêtements sacerdotaux, la commande de cierges, les missels pour les enfants de choeur, l´encens, l´eau bénite…
– Écoutez, monsieur le curé, je dois régler un pépin du système de chauffage au sous-sol, puis je vous appelle aussitôt fini pour que nous nous rejoignions au portique où je désamorcerai le système d’alarme. Nous allons nous rendre dans la nef et vous verrez que la croix est vide.
Bienvenue dans mon royaume
J’achève de masser son dos stigmatisé par la flagellation, quand il murmure: “Approchez- vous de la table et tendez les mains, où le Christ va s’offrir et se transformer en vous; recevez la lumière de cette vive allégresse. ”
– Pardon! M’avez-vous parlé?
– Non non, c’est une habitude, je me parle souvent comme ça. Ma mère était souvent seule et avait cette tendance à se parler. Même à ma conception, elle était seule, imaginez! C’est elle, d’ailleurs, qui m’envoie. Elle est venue vous voir au mois de mai dernier pour son ventre capricieux. Elle a beaucoup apprécié cette douceur et surtout cette impression vive de bien-être. La tendresse est ce qu’il y a de plus rare en ce monde et trop souvent l’amour de son prochain ne se manifeste que par un débordement de richesse et de superficialités. Si bien que les fervents ne voient aujourd’hui que des cathédrales, des cérémonies fastueuses, des cardinaux travestis de costumes étincelants…On ne remarque que l’édifice et les ornementations, on ne voit plus l’essentiel. Vous savez je ne suis plus qu’un humble symbole qu’on aperçoit distraitement parmi les ornements. Ce détachement m’isole et cela m’est devenu épuisant de renaître chaque année.
Credo
Pendant que le bedeau s’attarde à désamorcer le système d’alarme, le curé se dirige vers le maître-autel et constate que le christ est bel et bien sur sa croix, mais dans une curieuse de posture. La mangeoire de la crèche a été glissée sous la croix pour en soulever la base. La paille forme un coussin sous les talons du Christ, pour lui permettre d’être en plan légèrement incliné. Ces bras sont soutenus par des serviettes de ratine transformées en manchons. On aurait dit que tous les lampions allumés apportaient une soyeuse lumière et une douce chaleur. Le bedeau, rejoignant le curé, est médusé.
– Mais, c’est impossible!
– Et bien, moi, bedeau, je suis convaincu qu’il s’agit d’un facétieux. Qu’est-ce qui vous a passé par la tête? Vous croyez que Dieu a besoin d’attirer l’attention!
Le curé fait demi-tour en maugréant.
– Et comment tout cela est-il arrivé? Le système d’alarme n’était-il pas en place?
Le bedeau, courant derrière, cherche à calmer son emportement:
– Mais attendez, il doit y avoir une explication, je vous donne ma parole, il est revenu, c’est tout. Quelqu’un a dû l’aider! Et pourquoi ne l’avez-vous pas constaté en célébrant la messe de ce matin?
Le curé se retourna avec de gros yeux:
– Vous croyez peut-être que je n’ai que ça à faire, contempler le christ sur la croix. En revanche, je vous trouve le visage pâle. Est-ce que vous prenez des médicaments ou des suppléments ? On dirait que votre trucmuche de téléphone vous rend les mains nerveuses comme si votre rédemption en dépendait.
– J’ai la conscience tranquille moi, monsieur le curé. Et vous pourriez coopérer quand il y a un problème. Pourquoi êtes-vous si contrarié? C’est vous qui devriez vous confier à quelqu’un qui vous écouterait et vous réconforterait. Vous pourriez vous permettre de sortir de votre église, de temps en temps!
Le curé répliquant d’un regard perçant, leva un peu le ton.
– Voulez-vous dire qu’en ce lieu sacré vous n’êtes pas entre bonnes mains?
– Ce que je dis, c’est qu’il faut parfois s’adapter à son temps et oser faire les choses différemment.
Le bedeau remit en fonction le système d’alarme et demanda au curé d’éteindre. Les deux hommes sortirent de l’église, en discutant de façon plus conciliante. L’homme sur la croix avait un air très détendu, je dirais même plus, un air de satisfaction.
Auteur :
Pierre Buron
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