Édition – Septembre 2011
Liang Wong vient se faire masser chaque saison. Il pointe les parties du corps qui sont contrariées et imite le son de la déficience, comme l’oscillation désaccordée d’un instrument. Lorsque la dysfonction d´un organe est plus complexe, il m´explique en détail, ayant oublié que je ne comprends pas le xiang. Si bien que ses indications ressemblent à ses onomatopées pour évoquer les variations énergétiques de son corps.
À l’appui des indications rapportées, je griffonne sur sa fiche individuelle; ventre dur comme poing, nuque tendue comme corde de violon, respiration sifflante, etc. Liang Wong qui a 82 ans, parle xiang et baragouine le mandarin. Je tente de noter l’expression du geste, plutôt qu’interpréter trop rapidement ce qu’il ressent. Je fais déjà un peu la même chose pour la fiche de ma cliente sourde et muette. J´avais déjà relevé pour le bilan organique de Liang, que le poumon droit était faible, qu´il y avait sudation de la main droite avec oedème. J´avais noté sa jubilation lorsque je lui massais la nuque et son grand sourire quand je lui secouais les jambes.
Aujourd´hui, Liang Wong a quelque chose d’important à dire, il souhaite s´exprimer autrement que par gestes. Disons plutôt, moins de gestes que d´habitude. Sa petite-fille Kim, 29 ans, l´accompagne comme elle le faisait à ses premières visites, il y a plusieurs années. Elle m’avait raconté l’accident de son grand-père lorsqu’il était jeune agriculteur près de Shaoshan. Il s´était cassé l´humérus droit, en tombant de son âne affolé par un coup de tonnerre. Il aimait se faire masser depuis, à chaque pleine lune, et encourageait ses enfants, devenus adultes, de faire la même chose. En 1982, sa fille a immigré au Québec avec son amoureux montréalais qui étudiait en médecine traditionnelle à l’université de Hunan. Leur fille Kim est née la même année. Le grand-père est venu rejoindre la famille en l’an 2000. Il est retourné en Chine dernièrement pour une affaire de famille.
L’oeuf ou la banane
-J’arrive de Changsha où se sont déroulées les funérailles de mon frère, me traduit Kim. Liang sort une photo de sa poche et m’identifie les quatre personnes qui l’entourent, le fils de son frère, Wen et ses trois enfants. – Comme Wen savait que son oncle appréciait le massage. Il lui avait pris un rendez-vous, rue Jie Fang.
– J’ai eu le désagrément de me faire masser par une banane, dit Liang. Kim n’étant pas sûr de comprendre, demande à son grand-père s’il s’agissait d’un massage à la crème de banane comme ces extravagances au chocolat, ou d’amusantes frictions avec le fruit? Liang fait signe que non. Une banane, c’est un Oriental avec un comportement de blanc. La banane en question portait une veste de pharmacien à manches longues et sentait le parfum à cinq sous. Il avait à son poignet droit une énorme montre-bracelet multifonctionnelle, à laquelle il portait plus attention qu’à son client. Il était bavard et prétentieux. Puis, en secouant ces deux mains jointes, Liang me dit: Finalement, j’ai été prendre un thé avec le seul ami encore vivant du canton. Lui aussi trouvait qu’il n’y avait plus de masseur comme dans le temps. Des voisins de table se sont mêlés à la discussion. Tout le monde s´accordait à dire que cet art était devenu une industrie, et qu´il y a trop de besogneux qui répètent mécaniquement les mouvements qu’ils ont appris.
Kim a beau lui demander de parler moins vite, Liang appuie ses propos avec de plus en plus de gestes. En simulant, avec ses doigts, un impitoyable pétrissage, il poursuit: Une femme disait s’être fait masser à Beijing, par un pontife qui pratiquait le massage tuina minceur et elle s’est fait étriller comme une bête. Une autre camarade déplorait aussi le fait que les critères économiques supplantent les critères de qualité dans les écoles de massage. Dans les forfaits voyage, est souvent incluse une session de massage traditionnel. L’autocar débarque le troupeau de voyageurs dans la cour d’école. Dans une grande salle, les masseuses désinvoltes massent en même temps, dans une ambiance de basse-cour bruyante. La presse se fait largement l’écho de la dénaturation du métier. Je pourrais rapporter bien des péripéties racontées par des clients tourmentés, mais venons-en au fait.
En ouvrant les mains, paumes vers le ciel, il enchaîne en disant : – Ce n´est qu´à ma retraite, en retrouvant ma fille et mes petits- enfants déjà grands que j´ai renoué avec le vénérable massage, chez vous, à Montréal. J´ai retrouvé la reconnaissance que je n´avais pas ressentie depuis ma jeunesse. Puis en déployant ses bras, et en s’adressant à Kim, il déclare: – Le massage est une relation qui transcende la dimension du corps et par conséquent guérit les blessures les plus anciennes et déploie les forces les plus inaccessibles. Puis Liang se retourne vers moi et rapproche ses doigts pour former un ovale et écarquille les yeux.
– Vous êtes un oeuf comme ma petite-fille. Vous êtes blanc à l´extérieur, mais jaune à l´intérieur. Votre aura est sensible et votre coeur est riche. Comme ma petite-fille vous êtes habile de vos mains. (Kim gagne sa vie comme sculpteure de fruits et légumes pour les buffets de prestige.) Quand je me retrouve sur votre table, je suis en liaison avec mon vécu. Un corps est l’histoire de son accomplissement, de ses amours, de la terre qui l’a nourri, des générations qui l’ont précédé…La main qui sait écouter son souffle, ses rires et ses pleurs, sait rejoindre son énergie profonde. Et soudain, il se retourne et regarde sa petite-fille en lui prenant les mains. (Ce dernier échange ne m’a été traduit que plus tard, Kim étant muette d´étonnement).
– Même si je ne t´ai pas vu grandir, nous nous connaissons bien. Je te remercie de ton initiative de m´avoir fait connaître ce masseur, mais aujourd´hui c´est toi que je veux remercier avec tout mon coeur et t´exprimer à quel point, je suis fier de toi. Avant je me retrouvais sur sa table pour me téléporter à ma terre natale. Maintenant, j’y suis en liaison avec mon vécu, je suis chez moi. Les yeux de Kim sont devenus pleins d´eau. Et Liang d’ajouter: Ce que je ne t’avais pas dit, c’est que c’est moi qui t’amène te faire masser aujourd’hui.
Auteur :
Pierre Buron
514-266-6755
massageheza@gmail.com
www.massageheza.com