Édition – Décembre 2010
Aujourd’hui mercredi, je n’ai inscrit aucun massage au carnet de rendez-vous, car j’ai fait le ménage de mon studio. À la fin de la journée, un courant d’air m’a rappelé que j’avais entrouvert la fenêtre pour aérer la pièce, malgré le froid hivernal. En entrant dans la salle de massage, quelqu’un était étendu sur ma table, bien emmitouflé sous les couvertures. Une veste rouge au collet de fourrure blanche et un pantalon étaient jetés sur le siège du fauteuil sous lequel des bottes noires abandonnées de travers étaient dominées par des bas à moitié retournés. Des mitaines et une tuque dégelaient sur le radiateur.
Il y a trois ans, une bénévole de la paroisse, habile couturière, avait confectionné un habit de Père Noël à Édouard pour jouer le personnage à la fête des scouts. C’est qu’il avait fière allure le dodu Père Noël aux yeux bridés avec son sourire de trente-deux ans! Comme Édouard adorait le confort de son costume, il l‘enfilait au moindre prétexte. Tant et si bien que depuis, chaque mercredi, il ouvre son coffre de pirate et enfile son costume pour accomplir sa mission.
La mère d’Édouard était ma cliente depuis longtemps, lorsqu’elle me demanda de traiter les problèmes de mastication et de déglutition de son fils. La tonification buccofaciale et le massage du cou s’avérèrent efficaces au point d’améliorer son élocution. Sa trisomie21 réclamait une stimulation neuromotrice pour refréner l’hyperlaxité. Avec les saisons, Édouard permettait à son corps de se revitaliser. Les massages de stimulation, pendant la période de l’enfance, s’étaient transformés en massages de motivation à l’adolescence puis en stabilisation de l’équilibre et en réconfort à l’âge adulte.
Lors des premiers massages, à l’âge de sept ans, sa mère l’accompagnait. Elle était sa voix, car il parlait peu et exprimait difficilement ses sensations, se bornant à les localiser. Petit à petit, Édouard est passé du simple fait de nommer les choses à l’interprétation de ce qu’il ressentait.
Contrairement au client ordinaire, je réclame souvent un feedback en massant Édouard, pour stimuler l’activité cérébrale. Plus Édouard avance en âge, plus ces commentaires sont attendrissants et poétiques. -Ça va mieux? Il me répond avec sa langue trop épaisse pour sa petite bouche. – Ouais, ça fait du bien partout!
– La jambe c’est bon?
– Ouais, c’est bon pour toutes les jambes!
– À quel endroit est-ce meilleur, le genou ou la cheville?
– Heu, je pense que c’est dans mon coeur.
– Qu’est-ce qui se passe dans ta poitrine quand je masse?
– Il y a de la lumière.
– Qu’est-ce que tu aimes le plus!
– Les câlins rouges
– Quelle est l’image qui te vient en tête?
– Un Penwell qui donne des becs et qui fait rire les enfants.
Sa mère lui a interdit formellement de porter son costume à son travail. Trois jours par semaine, Édouard est responsable de l’entretien du plancher de la boulangerie, s’occupe des déchets, lave les vitres et est chargé de la machine à café adjacente au comptoir aux sandwichs. Lorsque je vais acheter mon pain, Édouard me débite toujours son boniment: Salut masseur, t’es même pas ma soeur! Hi hi hi! Et il rit de bon coeur. Je lui réponds : Salut Édouard Pain de savon. (Il se nomme Plamondon). Les clients lui demandent toujours pour quoi « pain de savon »? – Il explique, avec le plus grand sérieux du monde, qu’il travaille dans le pain, mais il est toujours en train de nettoyer. C’est grâce à moi que le pain est propre, dit-il.
Étoile polaire
Tout le voisinage connaît son rituel. Le jeudi matin, il va au parc, le vendredi midi c’est la piscine, le lundi c’est sa marche sur la piste cyclable, le mercredi il se transforme en Père Noël et fait la ronde dans la ruelle verte. Il marche en sautillant et à tous les dix pas il y va d’un ho ho ho! Il ferme les portes de clôture, ramasse les déchets qui traînent, salue les gens qui jettent un regard par la fenêtre. Il arrête toujours voir sa blonde, une paraplégique dont la maison possède la plus grande terrasse et la plus haute clôture de la ruelle. Édouard ne passe jamais par l’entrée. Il grimpe et enjambe la clôture et y reste enfourché jusqu’à ce que Ginette déplace son fauteuil roulant devant la porte-fenêtre. Édouard lui fait son numéro d’éolienne disco. Elle en bave de plaisir. C’est comme ça, dit-on, qu’il aperçut, l’été dernier, une petite voisine de quatre ans se débattre dans la piscine d’à côté. Il se précipita pour la sauver de la noyade. Ce n’était pas la première fois qu’il intervenait dans une situation de détresse. C’est Gérard Tremblay 76 ans, qui raconte à qui veut l’entendre, qu’Édouard a déjà fait fuir trois garnements qui voulaient l’extorquer. Édouard mérita pour sa peine, un oeil au beurre noir, le pompon de sa tuque arraché et un coup de couteau dans sa belle ceinture en cuir. On ne fait pas ça, avait-il tenté d’expliquer en racontant la mésaventure à la boulangère, en secouant l’index droit et en faisant les gros yeux. D’ailleurs, la boulangère avait admis, elle aussi, que c’est grâce à Édouard qu’elle a combattu, l’an dernier, sa dépression. -Je n’avais qu’à le regarder agir avec les clients et mes idées noires s’estompaient. Il avait toujours le bon mot pour chaque personne. Un jour, il m’a vu pleurer dans mon bureau. Il est entré et m’a dit, je vais te faire le massage de Penwell.
Édouard interprète aujourd’hui à sa manière, les jeux qui permettait de l’apprivoiser à ses premiers massages. Donc, il s’est installé derrière la boulangère, en frottant ses mains. Puis, il a déposé ses mains chaudes sur ces épaules en marmonnant, comme si sa main gauche parlait à sa main droite :- C’est dur, c’est mou, parce que c’est toi qui fais tout. Je frotte des deux mains et ça ira mieux demain. – Soudain, il s’est agrippé à ses épaules et lui a dit : Le traîneau part, tiens-toi bien. Puis en penchant d’un côté et de l’autre il lui dit : Respire par la bedaine, on descend. Puis, en vibrant ses mains sur ces épaules tout en la tirant par en arrière, il s’est mis à hurler : Wow on va vite! La boulangère s’est mise à rire. -Tiens ton ventre, lui dit Édouard. Le Penwell tient toujours son ventre quand il rit. Alors, il l’a brassé comme un prunier et s’est arrêté sec, en imitant le bruit des freins. C’est le cas de le dire, me dit la boulangère, j’étais secouée! Ça faisait longtemps que je n’avais pas ri aux larmes. Notre Édouard, c’est plus qu’un Penwell, c’est une étoile polaire. Une étoile qui émet une telle énergie, qu’elle fait fuir toutes diableries.
Quand il se fait masser, Édouard adore le moment ou il se retourne sur le dos. La détente faisant baisser la pression, le corps est plus vulnérable à la température. Je l’enveloppe toujours d’une lourde couverture de laine. Il en grogne de plaisir. Je masse ses petites oreilles et son petit crâne à travers ces cheveux fins. Les paupières de ces yeux bridés papillonnent -Ça va Édouard? – Ouais, c’est comme si j’étais dans mon traîneau. – Et avec les doigts courts de sa petite main large, il mime des vagues et pianote en murmurant la brise.
Dans son chaud costume, Édouard est entré chez lui, par la fenêtre de la cave, discrètement comme l’impose son personnage. Le lendemain matin, sa mère est allée le réveiller. Il ronflait comme un tuyau de Casavant, au milieu d’un magnifique désordre de tablier enfariné, vêtements rouges et étoiles de carton à moitié découpées. Car il faut dire que cette année, il participe à la décoration pour la salle paroissiale. Sa mère me donna un coup de fil après qu’Édouard eut raconté son aventure chez le masseur. -Allo! Combien vous dois-je pour le massage de Penwell ?
– Mais je vous en prie madame, c’est à son tour de recevoir un cadeau. Joyeux Noël!
Auteur :
Pierre Buron
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