Édition – Juillet 2009
Il y a des semaines comme ça, où vos trois clientes qui s´appellent Louise viennent se faire masser. Où les trois noms de famille compliqués ont rendez-vous. Où se sont concertées les trois orthopédagogues. Cette semaine, ce sont mes trois clients médecins qui ont réservé une séance de massage. Ça va bien aller, pensez-vous! On pourrait croire que tout va baigner dans la santé! Mais non voyons! Un docteur, ça parle maladies. Pas des leurs, ils n´ont pas le temps d´être malades, mais celles des autres. Vous savez le diabète mental, la pneumonie émotive, l´hypervitaminose obsessive et toute l´encyclopédie médicale d´Alfred Hitchcock. Heureusement, en massage, le toucher concerne deux personnes. Il est superflu de se laisser tourmenter par l´écho des maladies des autres.
Isabelle me demande : « J´espère que vous avez le temps pour un massage d´une heure et demie, vous savez, le tonifiant qui me remet sur pied! » -Je suis porté à penser que le massage prolongé lui permet plutôt d´évacuer les affronts provoqués par les comportements de ses patients. Déjà qu´elle refoule ses récriminations à l´égard de ses collègues. Elle parle des médecins comme si elle souhaitait s´en exclure. Elle voudrait aimer ce travail, mais elle cherche encore la vraie motivation : C´est qu´on a des heures de fou à la clinique, et puis l´administration est tatillonne, et ces satanés colporteurs de pilules à la mode qui nous harcèlent à tout bout de champ. Les patients banals m´ennuient, et je crains toujours le cas complexe mal diagnostiqué parce que l´animal ne trouve pas les mots pour exprimer ses malaises. Le malade devrait avoir une petite idée de la cause, sinon il s´agit d´inconscience ! J´ai l´impression de perdre mon temps à interpréter les signaux que le patient n´écoute pas. Pourtant, mes consultations durent, en moyenne, un bon douze minutes! Je me demande où vous trouvez la patience pour masser pendant quatre-vingt-dix minutes tout yeux tout oreilles?
Normand vient se faire masser une fois par dix mois, comme pour se rappeler qu´il a une enveloppe corporelle qui contient toutes les parties défectueuses qu´il répare chez les autres, une à la fois, mais jamais ensemble. Il se garderait bien d´avouer que c´est ce qu´il convoite dans le massage, le traitement du corps entier. Normand est fier de connaître par coeur le médicament qui correspond à n´importe lequel des symptômes et s´enorgueillit d´avoir son réseau de services pour analyses et traitements dans les laboratoires et les cliniques de médecine nucléaire en vogue. Il est en business, comme il dit. Je le connais depuis l´école, alors ça fait un bail qu´on s´asticote. -C´est quoi les drogues à la mode cette saison? Le nouveau protocole cholestérol? Quelle est le vaccin jet set ou l´hormone fabuleuse ? -Tu peux bien parler le masseur, tu n´es pas trop à la mode, toi, après trente ans de massage tu es toujours entrain de masser les mêmes corps. Tes clients reviennent, résolus à te confier leur état d´âme et leurs vagues espérances toujours changeantes. Moi, ça m´endormirait. – Dans le cas de Normand, c´est bien ce qui arrive à chaque fois, il ronfle. Il est trop épuisé pour se détendre.
Josiane pratique ce qu´elle prêche. Elle propose souvent à ses clients d´essayer le massage, et le déclare même salutaire pour plusieurs. Le seul effort à faire est de créer de l´espace dans son emploi du temps. Josiane réussit ce tour de force pour venir décompresser, bien qu´elle devrait prendre aussi quelques minutes de plus pour bien manger! -À mon travail, dit-elle, je bouffe ce que je peux, quand je peux. – Cela, son corps me l´avait déjà dit.
Est-ce grave docteur ?
Isabelle quitte la table les yeux brillants et les joues dilatées. Un vaporeux rictus révèle un ravissement et un mieux-être. Elle balbutie : C´est fou à quel point vous entreprenez l´inventaire du corps en dissipant non seulement les tensions, mais aussi la gêne et l´anxiété. C´est ce qui me manque en tant que médecin. On s´imagine que des professionnels, dont la tâche est d´ausculter, abordent sans émoi particulier cet aspect de leur métier et possèdent un savoir- faire et un savoir pratique. Je considère que les médecins ne sont pas préparés à un corps habité, à un corps sensible indépendamment d´avoir mal. Je pense que notre culture universitaire nous enseigne à prendre le pouls, sans tenir compte du nôtre, et à nous dérober dans les guides anatomiques et pharmaceutiques.
Josiane m´avait donné l´idée, il y a dix ans, de proposer à tous les médecins de la clinique où elle travaillait, un massage de courtoisie. Le fait de recevoir personnellement, permettrait de le proposer, à bon escient, à certains patients. Comme personne n´a répondu à mon invitation, j´ai poussé la curiosité de proposer aux médecins des deux autres cliniques du quartier, la même offre gratuite de profiter d´un bon moment de détente. Je n´ai reçu aucune réponse des trente-six personnes. J´ai refait le même exercice chez les enseignants de trois écoles. Soixante pour cent ont répondu à l´appel. Comme quoi, deux professions à responsabilité sociale n´ont pas les mêmes priorités. L´enseignant doit être inspiré pour accomplir sa mission. Il est tenu d´obtenir des résultats, chaque jour. Son implication est garante de la réussite de ses apprentis. Ces novices aspirent à ne plus consulter le professeur et celui-ci y voit le signe distinctif de sa réussite. Le médecin, lui, n´a pas besoin d´acquérir sa place par ce qui résulte de ces actions. Il occupe sa fonction par sa connaissance théorique. Il est « docteur » grâce à ses compétences intellectuelles et ensuite par sa formation technique. Ses prescriptions s´inscrivent dans de véritables phénomènes de mode, variables selon les courants médicaux du moment et du lieu. La nature de son travail, le met constamment en face de l´échec, de la non-résolution d´un problème de santé. Il entretien sa clientèle, en calmant leur symptôme, c´est-à-dire, en court- circuitant le signal et par le fait même, en aggravant la source originelle du déséquilibre.
Normand est souvent irrité par les libertés que prend le patient par rapport à ses prescriptions ou les tentatives de celui-ci de comprendre et de s´approprier la connaissance. Si son patient ne partage pas la même conception de la maladie et, par voie de conséquence, de la médecine, ils ne peuvent pas longtemps fonctionner ensemble. Pour Normand, cela fait de la place pour les autres, en l´occurrence, ceux qui pensent tout régler par ordonnance pontificale. Normand entretient son ego avec cette relation de pouvoir, prétextant l´urgence de son travail. – C´est facile pour toi, le masseur. Tes clients ne sont jamais dans une situation menaçante. Tout ce que tu fais, c´est de consoler tes amateurs de câlins, de leur apporter une présence huuumaine. – C´est vrai que toi, le médecin, tu as des malades professionnels. -Qu´est-ce que tu veux dire par là? – Les malades professionnels sont pressés et réclament un diagnostic instantané et une ordonnance expéditive. – Pourquoi pas! Ce n´est pas tout le monde qui peut perdre son temps à se faire dorloter, rumine Normand.
En massage, la relation thérapeutique, c´est l´aptitude du masseur à éveiller le potentiel d´autoguérison de la personne. D´après l´attitude de ma clientèle, Isabelle Josiane Normand inclus, les gens n´insistent pas tant sur le traitement que le fait d´aligner et réconforter le corps. Cela se fait de connivence, en encourageant les forces de la personne plutôt qu´en s´acharnant sur ses malaises. Et question maladies, la plupart d´entre elles sont, aujourd´hui, issues de la médecine elle-même. Après tout, qui appelle-t-on pour certifier un décès? Un médecin. Qui réclame-t-on pour exalter ces sens et célébrer la vie? Un masseur.
Auteur :
Pierre Buron
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