Édition – Mai 2007
Son coeur était épuisé. Se reposer, oui, mais en s’occupant à quelque chose. Elle enfila sa tenue de jogging avec violence et alla trimballer sa misère jusqu’au bout du parc pour couiner sa détresse. Puis, tout le corps lâcha. Elle se mit à frémir de la tête aux pieds, sa poitrine déchira dans une complainte. Elle ne voulait pas. Maudit qu’elle ne voulait donc pas décrocher! Mais le cerveau n’y pouvait plus rien. Y’avait-il quelqu’un dans le monde qui pouvait faire quelque chose pour elle ? Elle a sonné chez moi, la tête foudroyée, toute bariolée de morve. – « Quelle bonne raison faut-il, pour avoir un massage infini ? »
Elle avait remarqué la petite affiche du masseur en face de l’église et s’était dit : « Désespoir, un de ces jours, je vais aller sonner ! »
Quand mes mains se sont déposées sur son dos, un spasme a chassé un gros sanglot. Des esprits encombraient le sien, des fantômes encombraient son corps. Ces créatures étaient déconcertées par les relâchements provoqués par mes manoeuvres. C’est qu’ils détestent les massages, les fantômes!
Mon toucher interroge. Qui es-tu ? N’aurais-tu pas, par hasard, besoin d’être aimé pour ce que tu es ? Si tu ne peux répondre sincèrement à cette question, personne au monde ne le pourra. Jade Monceau, né le 22 avril 1970, à Pékin. Adopté par des Charles bourgeois le 14 novembre de la même année. A fait ses études à l’Université Laval, se marie le 24 juillet 2004, se sépare le 9 septembre 2006. Le 7 février 2007, elle obtient le poste convoité d’enseignante à l’université. Depuis cette nomination, le vertige est intenable. Tout cela, elle me le dira après. Pour le moment, mes mains lisent la détresse figée dans ses fibres.
TOUCHEZ-MOI S.V.P. !
Je peux sentir l’enfant qu’elle a été. Je devrais dire, l’oiseau domestique qu’elle a été. Cette fillette qui déployait toute son imagination pour s’intégrer, sentir tangiblement l’estime des autres et d’elle-même. Pourquoi pas dans les bras de quelqu’un ou quelqu’être, quelque part ? Elle voulait être touchée. N’y avait-il pas cette dichotomie dans une famille apparemment affectueuse? Les cajoleries étaient un trompe-coeur, comme jouer avec le chat ou se faire des chatouilles pour masquer l’exaspération de la solitude. En réalité, la mère se passionnait pour sa boutique et le père était débonnaire et absent dans les moments importants. Puis il y eût les soupirants casse-pieds qui aimaient bien la petite bête exotique. Elle ne voulait pas être caressée avec une affection cabotine, comme un oisillon. Les mains empâtées et égoïstes avaient eu raison de ses étranges appétits. Autant chercher sur une autre planète. A utant oublier ces enfantillages.
Elle s’était appliquée depuis, à suivre les consignes culturelles. – Il n’y a pas que ton coeur qui compte dans la vie ! N’es-tu pas reconnaissante ? C’est important que nous soyons fiers de toi. Elle était parfaite au travail, parfaite au cours de peinture, parfaite au ménage, parfaite à la course à pied. Une perfection incurable qui ne convergeait vers aucun de ses rêves. Son corps suffoquait dans ses doléances. Toujours, l’angoisse de ne jamais être à la hauteur.
Mes mains, lentement mais énergiquement, débarrassent les toiles d’araignée qui ont tant et tant piégé les expressions qui voulaient se détacher de son corps : – Tu as de la peine? Non. – Tu as mal? Non, Non. – Tu as besoin de quelque chose? Pas du tout, feinte un dernier fantôme, jusqu’à ce que le barrage cède. Les premières fissures laissent fuir larmes et bave sur l’appuie-tête. Et puis, une brèche s’ouvre pour libérer trente- sept années d’obscures discordances et de frustration. Les branches de son arbre généalogique étaient soudées par le verglas qui écrasait les lignes à haute tension. Ses trapèzes tiraient comme des câbles d’acier. Ses organes calaient. Le vent de mousson sifflait avec le blizzard et avait transformé ses viscères en chaînes qui cinglaient derrière les fantômes en fuite. Aucun vent pire ne survit à l’énergie lumineuse.
Pendant que je masse en douceur la nuque de Jade, sa jambe droite pend au bord de la table. Elle soupire. Sa respiration me dit qu’elle est bien en contact avec elle-même. La brèche s’agrandit au gré des cascades d’émotion. Apparaît cette douce vague de chaleur. L’instant présent. Elle vit totalement son massage. Pour la première fois de sa vie, elle est au bon endroit, au bon moment.
Jade m’a prié : « Écrivez-le. Écrivez tout, pour que même à l’autre bout de la terre, jusqu’en Chine, on puisse le savoir. « Mon corps est vérité, mon coeur a été touché! »
Auteur :
Pierre Buron
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