Édition – Février 2006
Je vous le dis tout de suite monsieur, je n’ai jamais été massé par un professionnel, j’ai mal partout et je n’aime pas l’idée d’enlever mes vêtements. Et bien moi, tout de suite madame, comme ça là, je ne peux rien vous dire. Mais je n’en pense pas moins que son système nerveux est fragile, donc qu’il faut le réconforter, que le massage représente pour elle une restriction, bien injuste, et que si elle veut faire masser ses vêtements, qu’elle aille à la buanderie. Monsieur, comprenez-moi bien, j’ai de lourdes charges professionnelles, je ne veux pas avoir l’air de perdre le contrôle de mon environnement et j’aimerais avoir l’air détendu. Madame, je ne m’occuperai pas de votre apparence, je vais m’attarder à votre paix physique dont dépend celle de votre esprit et lorsque le tout sera détendu … vous en aurez l’air. Je dois vous dire monsieur que mon travail c’est tout pour moi, c’est mon chez-moi, mes émotions et ma famille. Enfin, à part ma jument Nelly que j’aime bien, mais que je ne vois pas souvent. Cela dit, je n’aime pas quand les choses traînent, alors…
Ça tombe bien, comme mes mains entendent mieux les voix du corps, en moins de deux on est à la table. Sa personne est présente et éveillée mais peu lucide à l’égard d’elle même. Son corps va tenir le choc d’un premier massage. Elle n’a que trente- six ans, mais ses 36 chandelles brûlent par les deux bouts. Classique. Ce premier massage va permettre d’établir les grandes lignes. Classique aussi, la perturbation de son système sanguin, et par ricochet les malaises cardio-vasculaires, le principal problème de santé chez les femmes actives. Anne, vous avez beau déplorer ne pas faire assez souvent d’équitation, vous ne ménagez pas votre monture. On estime tenir les rênes d’une entreprise, mais quelquefois c’est l’entreprise qui vous fait prendre le mors aux dents.
PAR LA PEAU DES FESSES
La peau d’Anne se transforme en une courte pointe d’empreintes. Glissements sur les plaques souvenirs du soleil, palpations des taches de parfums, effleurages des rougeurs de contrariétés et observation des sueurs d’étonnement. Telle peau tel cerveau. Leur dialogue est intime grâce à un ensemble de sécrétions biochimiques. Anne me dit, avoir l’impression d’être Nelly qui se fait brosser. Heureusement, elle s’en régale, et dans sa catalepsie gourmande les miaulements font soudainement place à un bougonnement qui ne ment pas. La région lombaire tendue annonçait un muscle fessier blindé mais c’est le piriformis, qui est douloureux, qui signale souvent une sciatique galopante. C’est douloureux, mais elle insiste pour que je laboure. Comme une masochiste qui demande à un sadique de lui faire mal, et l’autre de lui sourire en disant NON, il n’est pas question de torturer une tension. Il suffit d’après mes constatations, que je cerne le sacrum et masse les muscles adjacents, que je traite le méridien de la vessie et qu’ensuite, je polarise l’énergie de la vésicule biliaire.
Au nom de quelle mission divine, peut-on offenser son corps sans écouter ses voix. Jeanne d’Arc n’a pas écouté les bonnes. Elle aussi, a fini complètement brûlée. J’imagine bien Anne, monter sur ses grands chevaux, fonçant dans tout ce qui résiste, en ramassant les collaborateurs et les exploits sans prévoir que ses sabots vont tout saboter. Aux trots les associés, au galop le chiffre d’affaires. Ce n’est pas Lafontaine, me dit-elle, qui avait écrit une fable sur une mouche qui avait fini par faire grimper un attelage de six chevaux en haut de la côte ! Peut-être, mais moi je connais quatre cavaliers qui ont pris la mouche de l’Apocalypse.
PÉTER LA COCHE ET LA MOUCHE !
Des esquisses eczémateuses et le manque d’éclat de la peau, comme les subtiles pertes de cheveux m’annoncent une déprime. Peut- être qu’à force de dompter ses compétences tout en confondant ses émotions, convaincue qu’on ne perd pas son temps avec une personne à la fois, dévoile-t-elle une solitude qui menace sa raison ?
Anne sent encore plus de courbatures que tantôt, accompagnées de bouffées de chaleur. Est-ce qu’on régresse, masseur ? D’une certaine manière, on peut dire qu’on est retourné au cheval-vapeur. C’est que, sous votre attelage, il y a un système nerveux central madame ! La détente n’est pas un message qui se drague sur une icône de courriel. Dans l’échange Anne Masseur Anne, ne vois-tu rien venir, dans la moelle épinière une cascade de signaux ? Les messages de détresses sont nombreux et il est préférable de dégager la circulation sur tous les systèmes. Vous n’avez pas un truc pour expédier le courrier ? Je crois justement que les trucs- santé sont la cause de votre cohue actuelle. Les “trucs” sont un peu trop cavaliers pour une personne ingénieuse comme vous. Vous devriez être à cheval sur un principe : vous aimez assez pour ne pas être en guerre avec vous-même. Vous êtes d’abord un animal qui a besoin de respirer, de sentir et ressentir.
MASSEUR RÉTROVISEUR
La pouliche a retrouvé le sommeil. Je parle de Nelly, qui piaffe de voir plus régulièrement sa maîtresse. Le temps consacré à Nelly, c’est le temps qu’Anne se donne, elle le constate avec amusement. De femme forte, je suis passée à très forte, me dit-elle, toujours sur le même ton empressé. Je vois mon manège pour ainsi dire, je voulais défoncer toutes les portes mais ne pas ouvrir les miennes. Je ris encore de notre première rencontre ou avant de quitter le studio je vous ai dit, je ne sais plus si je dois vous appeler masseur ou confesseur, car j’ai l’impression que je ne peux rien vous cacher ! Vous m’avez répondu, vous pouvez m’appeler amortisseur ou rétroviseur, car je vous permets de distinguer les angles cachés par de faux impératifs et d’atténuer les obstacles. En tout cas, ne m’appelez pas truc-santé. Maintenant, dès que j’étrille Nelly, je pense à mon masseur rétroviseur. Je laisse émaner mes réelles aspirations en me donnant du temps pour être et non paraître. Je mange selon mes goûts et mes besoins. J’adapte ma nature d’entrepreneure pour mon corps. Je ne me prends plus au sérieux pour les rodéos du pouvoir. En lâchant prise, je crois avoir donner un baume à mon moral et redonner de l’éclat à ma peau. C’est vrai, maintenant que j’estime les signaux de mon corps, ils cavalent librement, sans le harnais de la dissimulation, galopant dans ma conscience délivrée de ses enclos.
Dans mon monde, je suis la plus forte. Au fait, m’avez-vous appelée peau d’Anne, et bien quand je n’y serai pas bien, j’attraperai mon cellulaire et je vous appellerai, espèce de truc-santé.
Auteur :
Pierre Buron
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